Position du Monde et du Fou
Très tôt dans l'histoire des tarots, un standard de numérotation des atouts s'est mis en place. Il est aujourd'hui tellement répandu, que l'on pourrait le qualifier de traditionnel. Quelques jeux ont toutefois opté pour une numérotation alternative. C'est le cas de ceux de Papus et d'Oswald Wirth, dans lesquels les caractères hébreux, attribués au Monde et au Fou, suggèrent d'en inverser l'ordre. Quelles sont les origines de cette inversion ? Comment a-t-elle influencé les auteurs ? Et quelles possibilités offre-t-elle ?


Le Monde et le Fou du tarot d'Oswald Wirth
Le Fou et le monde du tarot d'Oswald Wirth

Tout commence avec Éliphas Lévi
C'est en 1854 qu'Éliphas Lévi offre son commentaire des vingt-deux arcanes, en deux volumes : Dogme et rituel de la haute magie.  Il y insère le Fou (21) à la vingt-et-unième position et le fait suivre du Monde (22) qui se retrouve ainsi décalé d'un cran. L'auteur ne justifie pas explicitement ces positionnements. Il faut lire entre les lignes pour s'en faire une idée. L'avant dernier chapitre « La divination », associé au Fou (21) commence ainsi : « [L'auteur] arrive à la fin du dogme magique. Il s'agit maintenant de révéler ou plutôt de revoiler le grand Arcane. » : Nous ne sommes qu'à l'avant dernier chapitre et déjà Éliphas Lévi nous annonce la fin de son premier ouvrage, faisant ainsi des deux derniers chapitres (et non du vingt deuxième uniquement) la conclusion de son commentaire des vingt-deux atouts. Quant au dernier chapitre, dédié au Monde (22), il commence ainsi : « Résumons maintenant toute la science par des principes. » : Ce résumons semble dire que le Monde est un condensé des atouts qui le précèdent. La représentation du tétramorphe renvoie à la réalisation totale (l'individuation de Jung), mais aussi aux quatre couleurs des arcanes mineurs (qui seront plus tard, et par d'autres auteurs, mises en analogie avec les quatre centres énergétiques de la vie). Quant au Tétramorphe, il appelle une interprétation kabbalistique, c'est-à-dire tenant compte des quatre lettres hébraïques YHVH (Yod-Hé-Vav-Hé). Enfin, au dixième chapitre « La kabbale », l'auteur nous présente les vingt-deux arcanes sous forme d'un poème que nous reproduisons ci-contre (d'après la page 243 de la quatrième édition).

Dogme et Rituel de la Haute Magie d'Éliphas Lévi (1903)
Dogme et Rituel de la Haute Magie d'Éliphas Lévi (quatrième édition de 1903)

1 Tout annonce une cause active, intelligente.
2 Le nombre sert de preuve à l'unité vivante.
3 Rien ne peut limiter celui qui contient tout.
4 Seul, avant tout principe, il est présent partout.
5 Comme il est le seul maître, il est seul adorable.
6 Il révèle aux cœurs purs son dogme véritable.
7 Mais il faut un seul chef aux œuvres de la foi,
8 C'est pourquoi nous n'avons qu'un autel,
   qu'une loi ;
9 Et jamais l'Éternel n'en changera la base.
10 Des cieux et de nos jours
     il règle chaque phase.
11 Riche en miséricorde et puissant pour punir,
12 Il promet à son peuple un roi dans l'avenir.
13 La tombe est le passage à la terre nouvelle,
     la mort seule finit, la vie est immortelle.
     Tels sont les dogmes purs, immuables, sacrés.
     Complétons maintenant les nombres révérés.
14 Le bon ange est celui qui calme et qui tempère.
15 Le mauvais est l'esprit d'orgueil et de colère.
16 Dieu commande à la foudre et gouverne le feu.
17 Vesper et sa rosée obéissent à Dieu.
18 Il place sur nos tours la lune en sentinelle.
19 Son soleil est la source où tout se renouvelle.
20 Son souffle fait germer la poudre
     des tombeaux
  0 ou 21 Où les mortels sans frein descendent
     par troupeaux.
21 ou 22 Sa couronne a couvert le propitiatoire,
     et sur les chérubins il fait planer sa gloire.

L'apport de Paul Christian
Ce même siècle, Jean-Baptiste Pitois (sous le pseudonyme de Paul Christian) publie L'homme rouge des Tuileries (1863), dans lequel il innove en employant les mots lame et arcane pour évoquer les cartes de tarot utilisées à des fins divinatoires, deux termes qui sont  toujours employés aujourd'hui pour cette désignation. Quant à la disposition du Fou et du Monde, il s'essaie dans cet ouvrage, tout comme Éliphas Lévi, à un poème structuré sur les vingt deux arcanes majeurs (que nous reproduisons ci-contre). Il y conte le chemin initiatique en vingt arcanes (1 à 20) et termine par les le Fou (0) et le Monde (21). Ces deux dernières cartes reprennent globalement le même sens que celui que leur attribue Éliphas Lévi : le mal et le bien. C'est un peu comme si tout commençait par le Fou (le mal ou le chaos), suivi des vingt arcanes (le chemin de la transformation), pour se conclure par le Monde (le bien enfin atteint, ou l'accomplissement). Le fait de placer les deux arcanes de bout (0 et 21), à la toute fin du poème leur donne une teinte particulière : ils résument à eux seuls les vingt précédents, et en sont comme leur justification. Un peu plus loin dans le même ouvrage, Christian reprend cet ordre dans une liste de symboles associés aux arcanes (page 452). dans laquelle le Fou (0) est associé au crocodile. Notons également que Samuel Liddell MacGregor Mathers, nous offre une adaptation de ce même poème dans son opuscule The tarot (1888, page 23).
L'homme rouge des Tuileries par Paul Christian
L'homme rouge des Tuileries par Christian

La Volonté de l’homme (I), éclairée par la Science (II) et manifestée par l’Action (III), créé la Réalisation (IV) d’un pouvoir dont elle use ou abuse, dans le cercle infranchissable des lois universelles, selon sa bonne ou sa mauvaise Inspiration (V). La volonté humaine ayant surmonté l’Épreuve (VI) qui lui est imposée par la Sagesse éternelle, entre, par sa Victoire (VII),en possession de l’œuvre qu’elle a créé. Elle fonde son Équilibre (VIII) sur l’axe de la Sagesse (IX), et, tant quelle s’y maintient, elle domine la Fortune (X). La Force (XI) de l’homme, sanctifiée dans son usage par le sacrifice (XII), qui se dévoue, triomphe du spectre de la mort, et sa divine Transformation (XIII) oppose la réalité de son éternelle Initiative (XIV) à l’éternel mensonge de la Fatalité (XV). Dans la série des temps, toute Ruine (XVI) est le piédestal d’une Espérance (XVII) ; mais toute espérance terrestre correspond à une Déception (XVIII). L’homme aspire sans cesse à ce qui lui échappe, et le soleil du Bonheur (XIX) ne se lève pour lui que derrière la tombe, après le Renouvellement (XX) de son être, qui l’élèvera à une sphère plus haute de volonté, d’intelligence et d’action. La volonté de l’homme qui veut le Mal est une abdication de la liberté qui se voue à l’expiation (0) La volonté de l’homme qui opère le Bien est une apothéose de la liberté qui conquiert la couronne des Mages dans l’Empire de la Lumière éternelle, devenue sa Récompense (XXI)

Le tarot de Wirth et Guaita
Même s'il en a dessiné trois arcanes, reproduits dans ses ouvrages, Éliphas Lévi ne semble pas avoir produit l'intégralité des images de son tarot. C'est donc pour combler ce manque qu'en 1887, à la demande de Stanislas de Guaita, Oswald Wirth commence à étudier les ouvrages de Lévi puis à dessiner les vingt-deux arcanes majeurs d'après les idées de son devancier (ce récit est conté dans cet autre article). Deux ans plus tard, le projet est concrétisé par les 22 arcanes du tarot kabbalistique destiné à l'usage des initiés. Même si le Fou n'y porte pas de chiffre (et que le Monde porte selon la tradition le numéro 21), les lettres de l'alphabet hébreux indiquent que le Fou vient kabbalistiquement avant le monde, puisque le caractère hébreux shin vient avant tav. Par cette particularité, et par bien d'autres, le tarot d'Oswald Wirth ouvrira la porte à une nouvelle génération de tarots (dont nous en présentons quelques anciens et modernes dans ces deux articles annexes).

Le tarot kabbalistique d'Oswald Wirth (1889)
Le tarot kabbalistique de Stanislas de Guaita, dessiné par Oswald Wirth.

Le tarot des Bohémiens de Papus
Cette même année, Papus publie Le tarot des Bohémiens, qu'il illustre entre autres du tarot d'Oswald Wirth. Il y exprime le rôle du Fou (0) : « Vingt et unième lame du tarot sans nombre : le Mat, un homme a l'air insouciant et coiffé d'un bonnet de fou, la besace sur l'épaule et les habits déchirés, marche sans paraître s'inquiéter outre mesure d'un chien qui lui mord les jambes. Il se dirige sans regarder vers un précipice où se trouve un crocodile prêt à le dévorer. C'est l'image de l'état où les passions amènent l'homme qui ne sait pas leur résister. » Plus loin, il conclue avec Le Monde (21) « Vingt deuxième lame du tarot : Une jeune fille nue tenant une baguette dans chacune de ses mains et les jambes croisées l'une sur l'autre (comme le Pendu de la douzième lame) est placée au milieu d'une ellipse. Aux quatre coins de celle-ci sont figurés les quatre animaux des Évangélistes et les quatre formes du Sphinx : l'Homme, le Lion, le Taureau et l'Aigle. Ce symbole représente le macrocosme et le microcosme, c'est-à-dire Dieu et la Création ou la Loi de l'absolu. Les quatre figures placées aux quatre coins représentent les quatre lettres du nom sacré ou les quatre grands symboles du tarot. » Dans son Tarot divinatoire publié dix ans plus tard (1909), ainsi que dans les éditions suivantes de son Tarot des Bohémiens, Papus, remplacera les images du tarot d'Oswald Wirth par un autre qu'il fera dessiner dans un style égyptisant, mais conservera toutefois cette même numérotation. Notons à ce sujet, que la numérotation ne joue pas un sens primordial dans un tirage avec le tarot de Papus, puisque les méthodes de tirage qu'il expose dans ses deux ouvrages n'exploitent pas les numéros des arcanes.

Le tarot des Bohémiens de Papus (1889)
Le tarot des Bohémiens de Papus (1889)

Le tarot des Bohémiens de Papus (1889) - Le Fou (22)
Suivant la tradition de Lévi, Papus attribue le numéro 21 (ainsi que la lettre shin) au Fou.

Le Monde et le Fou du tarot de Papus
Le Fou et le Monde du tarot de Papus.


Le Serpent de la Genèse
Petit retour en arrière. Certaines de ces idées avaient déjà été émises auparavant : Trois ans avant cela, dans Au seuil du mystère (1886, Paris, Georges Carré), Stanislas de Guaita abordait déjà la numérotation du Monde et du Fou. Dans la deuxième édition de 1890 (dont l'ouvrage a depuis triplé de volume), l'auteur ajoute en référence au Fou : « Le schin [21e caractère de l'alphabet kabbalistique], qui rejoint les deux tronçons, figure (Arcane 21 ou 0 du tarot) le feu générateur et subtil, le véhicule de la vie non différenciée, le médiateur plastique universel dont le rôle est d'effectuer les incarnations, en permettant à l'Esprit de descendre dans la matière, de la pénétrer, de l'évertuer, de l'élaborer à sa guise enfin. » : Le Fou (21) vient encore une fois s'intercaler entre le jugement et le Monde qui prend virtuellement le numéro 22. Stanislas de Guaita poursuit son commentaire du tarot dans ses trois ouvrages suivants, les septaines du Serpent de la Genèse : Le Temple de Satan (1891), la Clef de la Magie noire (1897) et Le problème du Mal (1949, ouvrage posthume, poursuivi par Oswald Wirth et finalement achevé par Marius Lepage). Le manuscrit qu'avaient laissés De Guaita et Wirth s'arrêtait à la Lune (XVIII) et c'est à Marius Lepage qu'échut la tâche d'amener cette étude à sa fin : le Monde (21 ou 22). C'est ce qu'il fit, de manière moins volubile que ses maîtres. Il nous y révèle le plan qu'avait prévu l'auteur : « [de Guaita] intervertissait les deux dernières lames. Le Fou se présentait avant le Monde. » Il semble donc que le premier arcane soit assimilé au mal et le second au bien, à Caïn et Abel ou encore au péché et à la rédemption. Puis de poursuivre : « le Mal, c'est l'imperfection relative dans la perfection totale. C'est une création de l'homme. C'est la réalisation, sur le plan sensible, d'un néfaste duélisme métaphysique. C'est en quelque sorte la matérialisation d'une erreur. »

Le serpent de la Genèse : le problème du mal (Stanislas de Guaita)
Troisième septaine du Serpent de la Genèse : Le problème du Mal

Une position justifiée
Jusque là, notre histoire se situe durant la fin du xıxe siècle et nous devons faire un bond de trente ans durant lesquels Oswald Wirth travaillera continuellement à l'écriture d'un livre sur les tarots. Il veut cet ouvrage exhaustif et cette exigence le fera aboutir en 1927 au Tarot des imagiers du Moyen Âge. Il y salue le maître, auquel il reconnaît la paternité de concepts essentiels : « L'abbé Constant, qui sous le pseudonyme de Éliphas Lévi, publia les ouvrages dont procède pour une très large part l'occultisme contemporain » (page 33). Fidèle à son propre point de vue de 1889, Oswald Wirth suit la numérotation traditionnelle du Monde et du Fou et le confirme sur la onzième planche de son tarot de 1926 en plaçant le Monde à gauche, suivi du Fou à sa droite (ci-contre). Toutefois, il continue d'attribuer à ces deux arcanes les lettres hébraïques dans un ordre qui positionne le Fou avant le Monde. Cela est confirmé dans le chapitre VI, Le tarot et l'alphabet hébraïque, où il place le shin en 21e position et le tau en 22e. Il maintiendra cette position dans son Introduction à l'étude du Tarot (1931). Oswald Wirth opte donc simultanément pour les deux ordres : traditionnel (des imagiers du Moyen Âge), et ésotérique (d'Éliphas Lévi), laissant supposer que l'on peut passer de l'un à l'autre.

Oswald Wirth tarot en cercle
Dans sa roue, Oswald Wirth positionne le Fou après le Monde (et avant le Bateleur)

Le Fou et le Monde du tarot d'Oswald Wirth (1926-1927)
La planche originale du Monde et du Fou, tirée de la pochette de 1926

Allons plus loin
L'idée de considérer le Monde et le Fou à part des vingt autres arcanes à été repris par quelques auteurs. Georges Muchery va plus loin et pense que « ces vingt arcanes peuvent tout d’abord se grouper ainsi : Les dix premiers de 1 à 10. Les dix derniers de 11 à 20 » (La synthèse du tarot, 1927, page 23). Plus récemment, Alexandro Jodorwsky et Marianne Costa isolent le Mat et le Monde des autres arcanes et les comparent à l'alpha et l'omega (La voie du Tarot, 2004, pages 43 à 54). La mise à l'écart de ces deux arcanes nous laisse un groupe de 20, algébriquement plus souple que 22 (qui ne se divise que par 2 et 11) : 20 permet de former des groupes de 2, 4, 5 et 10. Cela nous a mené à une reflexion personnelle que nous avions déjà exposée dans la théorie de la roue chromatique : En répartissant les arcanes en quatre groupes de cinq, nous pouvons les associer à chacune des quatre couleurs du tarot et donc à chacun des quatre éléments. En poursuivant les réflexions dans ce sens, il est aussi possible de mettre ces quatre groupes en relation avec les principales composantes des profils psychologiques de Jung. Bien entendu, nous pouvons décliner ces analogies suivant tout modèle basée sur le nombre quatre, que nous retrouvons abondamment dans la culture judéo-chétienne.


La synthèse du tarot par Georges Muchery
Georges Muchery est le premier a envisager la mise à l'écart du Monde et du Fou


Tarot de Blain en cercle chromatique
Le Monde et le Fou au centre, laissent les vingt autres arcanes s'épanouir tout autour
Restons à l'écoute
Cette étude historique de la position des deux arcanes de bout du tarot ne nous permet certes pas d'en déterminer un ordre immuable et certifié. Mais les différents épisodes que le Fou et le Monde ont connu au travers d'auteurs inspirés, nous rappellent que toute chose peut être vue sous un jour inhabituel, pour en révéler une facette jusque là inconnue. C'est justement cet inconnu, que nous cherchons à comprendre et dont on pressent qu'un aspect nous fait défaut. Une part de nous veut donner une interprétation stable, définitive et tangible. Mais dans le domaine du symbole, ce qui est définitif ferme les portes de la vraie compréhension. C'est l'idée qu'exprime Frédéric Lionel lorsqu'il dit : « Quel que soit ce dont j'ai conscience, je le fais stagner si je vous en parle selon mon opinion. Je dis toujours à tous ceux qui me le demandent : n'ayez aucune opinion parce que vous vous enfermez alors dans un concept. »




Igor Barzilai - Les secrets du tarot d'Oswald Wirth